Lorsque le Petit Prince cria « Soyez mes amis, je suis seul. », seul son écho lui répondit et l'enfant pensa: « Quelle drôle de planète! Elle est toute sèche, et toute pointue et toute salée. Et les hommes manquent d'imagination. Ils répètent ce qu'on leur dit. » (*38)
Pour son histoire, Antoine de Saint-Exupéry a choisi un cadre sec et isolé, dépeuplé car écarté du reste de la planète, donc apparemment sans aucune vie. Mais en contraste avec ce qui serait normal, c'est à dire de ne rencontrer personne (à part peut-être quelque animal sauvage « non-apprivoisable »), le Petit Prince y découvre le sens de la vie qui est celui du don de soi, de l'importance de l'amitié et de l'amour véritable. Il est certain que le désert n'est pas le seul endroit isolé de notre planète. L'auteur aurait aussi bien pu choisir une chaîne de montagne du Tibet, par exemple, mais Saint-Exupéry a vécu des moments de peur et d'angoisse, de grande solitude mais aussi de découverte et d'émerveillement. Ainsi, « en 1935, le pilote décide de battre le record Paris-Saïgon sur un "Simoun". Il part de Benghazi le 29 décembre et échoue quatre heures plus tard dans le désert de Libye. Ce n'est que le mercredi 1er janvier que, mourant de soif, son mécanicien et lui seront recueillis par une caravane. » (*39)
« Saint-Exupéry » lui-même écrit dans son ouvre Terre des Hommes:
« Le désert? Il m'a été donné de l'aborder un jour par le cour. Au cours d'un raid vers l'Indochine, en 1935, je me suis retrouvé en Egypte, sur les confins de la Libye, pris dans les sables comme dans une glu et cru en mourir. C'était ce qui naissait en nous. Ce que nous apprenions sur nous-mêmes. » (*40)
Le désert et l'expérience d'en arriver jusqu'aux extrêmes confins de sa propre existence furent pour lui une source d'enrichissement spirituel: cet endroit offre à l'homme un miroir dans lequel il se reflète lui-même.
« Le Sahara, c'est en nous qu'il se montre. L'aborder, ce n'est point visiter l'oasis. C'est faire notre religion d'une fontaine. » (*41)
Dans les moments les plus difficiles, égaré au cour du désert, à l'heure de la mort, Saint-Exupéry voit surgir des souvenirs d'enfance qui viennent peupler la solitude de l'instant et offrir, contrairement aux mirages, un réel point de repère. Se trouvant proche de la mort, à un moment où il est donné à chacun de nous de voir sa vie entière défiler devant ses yeux, Saint-Exupéry se rappelle son enfance et voit l'essentiel en cette vie. Je préfère citer l'auteur qui exprime mieux ce à quoi l'on réfléchit dans ces moments où l'on se sent si proche de la fin sans retour. Que cela soit vraiment la fin ou pas,c'est une question de foi - si on croit à une vie post-mortelle ou pas. Antoine de Saint-Exupéry a toujours été à la recherche intérieure de Dieu, même s'il n'a jamais tout à fait réussi à le trouver. Mais il est sûr qu'il croyait en une rédemption divine après la mort. Cet espoir est aussi visible dans le texte suivant qui est extrait de Terre des Hommes:
« Et je méditais sur ma condition, perdu dans le désert et menacé, nu entre le sable et les étoiles, éloigné des pôles de ma vie par trop de silence. Car je savais que j'userais à les rejoindre, des jours, des semaines, des mois, si nul avion ne me retrouvait (...) Ici,, je ne possédais plus rien au monde. Je n'étais rien qu'un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer.
Et cependant je me découvris plein de songes. (...) Il n'y eu point de voix, ni d'images, mais le sentiment d'une présence, d'une amitié très proche et déjà à demi devinée. Puis, je compris et je m'abandonnai, les yeux fermés, aux enchantements de ma mémoire.
Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j'aimais. Peu importait qu'elle fût éloignée ou proche, qu'elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair ni m'abriter, réduite ici au rôle de songe: il suffisait qu'elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n'étais plus ce corps » (cette écorce!) « échoué sur une grève, je m'orientais, j'étais l'enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l'avaient animée. » (*42)
La plupart du temps que Saint-Exupéry a passé dans le désert fut rempli de solitude et de dénuement, mais les quelques moments merveilleux qu'il y pût vivre furent si frappants qu'il garda de ce temps-là le plus beau souvenir de sa vie.
Dans Le Petit Prince, l'enfant est triste de voir la planète Terre désertée et apparemment si stérile. Pourquoi stérile? Stérile puisque les hommes sont souvent devenus des machines, des prisonniers d'eux-mêmes, ce qui a comme conséquence que l'on fonctionne au lieu de vivre. Tels sont les personnages que le Petit Prince rencontre au cours de son voyage interplanétaire. L'humour de Saint-Exupéry y est une fois de plus visible lorsque le businessman répète sans cesse:
« Mais je suis un homme sérieux! Je suis un homme sérieux!« (*43) ce qui le rend vraiment ridicule! Vivre, c'est être heureux après un beau coucher de soleil, c'est avoir le temps d'offrir gratuitement des gestes d'amitié, et de ne pas courir dans la vie au point de ne plus rien pouvoir regarder et contempler. Lorsque le garçon rencontre le serpent et lui demande: « Où sont les hommes? On est un peu seul dans le désert. » celui-ci lui répond :
« On est seul aussi chez les hommes. » (*44)
Le serpent parle, comme dit le Petit Prince, en énigmes. L'auteur veut ici nous dire que la solitude ne se trouve pas du tout que dans des endroits désertés. Dans les grandes villes d'aujourd'hui combien de personnes se sentent seules, isolées et mal comprises, alors qu'elles vivent collées à des milliers d'autres personnes, vivant chacune pour elle-même, chacune avec la peur de rater de grands événements, et ne se rendant pas compte qu'elles ratent le plus important dans la vie: c'est à dire le temps d'aimer !
La fleur qu'il rencontre ensuite est du même avis que le serpent:
« Les hommes? Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai aperçus il y a des années. Mais on ne sait jamais où les trouver. Le vent les promène. Ils manquent de racines, ça les gêne beaucoup. » (*45)
Voilà une deuxième raison pour laquelle on peut dire que notre planète est une planète de plus en plus stérile. Cela ne veut pas dire qu'elle ne sera plus jamais féconde, mais cela veut dire que, pour le moment, les êtres humains qui y vivent ne sont pas capable de garder leurs racines. En perdant leurs racines, ils perdent le contact avec leur propre réalité. En tout cas, il se trouve de l'agitation à l'intérieur de leur « écorce ». Je pense qu'ils ont perdu le sens de leur vie, le sens qui formait leurs racines.
Les quelques personnes que la fleur a vues, sont très probablement des nomades.
Saint-Exupéry a souvent vécu la solitude. C'est un état qui est lié à l'isolement, qui rend profondément triste à la longue. L'être humain est fait pour vivre en compagnie avec les autres. Il a besoin des autres pour exister. Dans Citadelle, le Grand Caïd prie le Seigneur:
« Je n'ai plus de sens si je suis seul. Je suis ici défait et provisoire. J'ai besoin d'être. » (*46)
Certes, l'homme a aussi besoin de solitude pour se connaître lui-même, mais il est, dès sa naissance, dépendant d'autres personnes et le restera d'une façon ou d'une autre. La solitude peut donc être la pire des souffrances.
La solitude peut aussi être la liberté sans confins dont chacun de nous a une fois rêvé. Elle nous libère de toute responsabilité pour les autres, puisque par la solitude nous ne faisons plus partie de la communauté des hommes. Il est vrai aussi que ce n'est sûrement pas dans la masse et dans le bruit que l'on découvre un sens à sa vie. C'est dans le silence, et parfois dans la solitude, qu'on se découvre. Le Petit Prince ne voit la solitude que par son aspect négatif (cela est normal puisque c'est seulement plus tard qu'on reconnaît les fruits qu'une situation douloureuse nous apporte).
La soif d'amitié se manifeste dans aspiration à ne plus être seul. Cette soif est symbolisée par le besoin d'eau dans le désert. Saint-Exupéry fait lui-même l'expérience que l'homme est prisonnier de l'eau, il ne peut survivre sans ce liquide - pour Saint-Exupéry cela fut source de déprime:
« On croit que l'homme peut s'en aller devant soi. On croit que l'homme est libre. On ne voit pas le cordon qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la Terre. S'il fait un pas de plus, il meurt. » (* 47)
L'eau, source de vie, symbole de pureté, indispensable à l'homme - exactement comme il en est pour l'amitié.
Saint-Exupéry n'a pas seulement éprouvé de la rage contre l'eau qui nous rend prisonniers, mais aussi de la gratitude car elle a une telle force qu'elle est presque capable de ressusciter un mourant:
« Eau, tu n'a ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n'es pas nécessaire à la vie: tu es la vie. Tu nous pénètres d'un plaisir qui ne s'explique point par le sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé.
Par ta grâce, s'ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cour.
Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la Terre. (...) Tu répands en nous un bonheur infiniment simple. » (*48)
C'est un hymne à l'eau plein d'admiration et d'émerveillement. Cela frappe puisque l'eau est pour l'humanité quelque chose de tout à fait courant, et rarement il nous est rappelé comme elle est précieuse (et de nos jours menacée par la pollution entre autres).
Le Petit Prince a soif d'amitié dans le désert de la solitude, comme Saint-Exupéry a soif d'eau dans le désert de Libye. Il est rassasié par l'amitié avec le pilote, par son amour pour la rose et par le nouveau sens de la vie qui lui est donné par le renard. |