C'est dans le septième chapitre du Petit Prince que l'enfant parle pour la première fois de la rose qui se trouve sur sa petite planète. Par rapport à l'importance qu'a cette fleur, cela peut sembler assez tardif.
Peut-être le Petit Prince en aurait-il parlé encore plus tard si le pilote ne lui avait pas expliqué que les moutons mangeaient aussi les fleurs avec épines.
Dans les trois chapitres qui suivent cet épisode, il est question de la petite plante et de ce que le Petit Prince vit auprès d'elle.
L'enfant parle au pilote de sa rose comme de quelque chose de très fragile :
« Les fleurs sont faibles. Elles sont naïves. » (*1)
Il est persuadé que sa rose est tout à fait unique au monde. Il a peur pour elle - que le mouton puisse la manger, elle, qui est seule, qui a été aimée par le seul habitant de sa planète.
Le garçon explique au pilote que lorsqu'il regarde les étoiles, il sait, ou plutôt espère, que sur une de ces milliers de planètes sa fleur vit et l'attend.
Le pilote est émerveillé de voir autant d'espoir dans ce jeune garçon. Cet espoir le fait vivre et le dote d'un amour nouveau.
Pour le Petit Prince, ce serait une véritable catastrophe si sa rose bien-aimée disparaissait à cause d'un mouton, qui en plus a été dessiné et existe maintenant, à sa propre demande.
« C'est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s'éteignaient. » (*2)
Le Petit Prince n'est satisfait que lorsque le pilote (le narrateur) lui dessine une muselière pour son mouton.
Dans les deux chapitres suivants, le Petit Prince apprend au pilote beaucoup de choses sur sa rose solitaire. Par conséquent, nous découvrirons aussi l'image que Saint-Exupéry semble avoir de la féminité.
Le Petit Prince n'hésite pas à raconter au pilote aussi les défauts de sa rose. C'est quelqu'un de très coquet, de compliqué, qui manque de modestie. Lorsque le garçon lui dit « Que vous êtes belle! », elle ne fait que répondre doucement: « N'est-ce pas? » (*3)
Le Petit Prince voit très bien ce manque de modestie, mais comme il aime cette fleur, il en accepte ses faiblesses. Il la trouve « si émouvante ». (*4)
Il est évident qu'il est en proie à un sentiment qu'il ne connaissait pas encore: l'amour et l'admiration.
La rose en tire profit. Elle se fait apporter des « repas » réguliers - le Petit Prince est tellement sous son charme qu'il n'hésite point à lui rendre tous les services possibles. Il la prend très au sérieux, mais la fleur joue avec ses sentiments. En plus, le Petit Prince montre un respect profond pour le "personnage" de la rose. Il la vouvoie, bien- sûr, puisqu'il ne la connaît que depuis peu de temps - il a mis beaucoup de temps pour la faire épanouir.
« Elle s'habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement de sa beauté. Et! oui. Elle était très coquette! » (*5)
C'est une fleur perfectionniste, très exigeante avec elle-même et avec son entourage. Elle sait très bien que son espèce de fleur (les roses) est renommée pour être la plus belle au monde.
Je voudrais souligner ici que les roses sont aussi les fleurs qui symbolisent l'amour. Ce n'est sûrement pas un hasard. Le lecteur peut donc presque s'attendre à une histoire d'amour.
Contrairement à la rose autoritaire et exigeante, nous reconnaissons dans le Petit Prince la grande qualité du dévouement d'un amant à son aimée.
Mais lorsque les paroles de la rose commencent à blesser: « c'est mal installé » (*6), le Petit Prince devient pour quelques instants un homme désillusionné. Décidément, cette rose le tourmente.
La rose veut aussi lui infliger des remords lorsqu'une fois, au lieu de courir tout de suite lui chercher ce qu'elle désirait, il reste un moment à l'écouter et à la regarder.
Saint-Exupéry veut montrer au lecteur qu'il y a des femmes qui ne supportent pas qu'on les admire, même si elles adorent qu'on leur fasse la cour. C'est à dire qu'elles exigent que l'homme traverse des obstacles pénibles afin de conquérir la femme. C'est un tout petit peu comme pour un chat auquel on montre des dizaines de fois son dîner pour le faire courir ou sauter, sans pourtant jamais lui donner sa nourriture.
Peut-être Saint-Exupéry a-t-il fait lui-même l'expérience qu'une femme l'aimait au plus profond de son cour, en lui montrant pourtant le contraire. (Soit par vanité, par coquetterie, ou peut-être par une sorte de timidité.)
Après un premier enchantement, le Petit Prince découvre qu'il a commis une erreur en tombant (au sens propre du mot!) aveuglément amoureux de la rose.
Il confie au pilote qu'il n'aurait pas dû écouter tout ce qu'elle lui a dit, ce qui montre que cette femme-fleur l'a profondément blessé; ce sera à cause de cette blessure qu'il quittera la planète en espérant qu'à son retour la rose ne l'aura pas oublié!
Plus tard, il dira à un serpent qui lui demande pourquoi il est parti de sa planète:
« J'ai des problèmes avec une fleur. » (*7)
Le Petit Prince vit une déception profonde - la première, mais aussi dernière avant de visiter les autres planètes:
« ...il ne faut jamais les écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La mienne embaumait la planète, mais je ne savais pas m\'en réjouir. »(...)« Je n'ai alors rien su comprendre! J'aurais dû la juger sur les actes et non sur les mots. Elle m´embaumait et m´éclairait. » (*8)
Le Petit Prince n'a donc pas attendu une sorte de preuve d'amour. Pur comme l'enfant qu'il était, il croyait tout ce qu'on lui disait. Il ne soupçonnait pas qu'une fleur aussi belle pouvait être égoïste ou fausse .
« Je n'aurais jamais dû m´enfuir! J'aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires! Mais j'étais trop jeune pour savoir l'aimer. » (*9)
Dans ce passage le Petit Prince paraît si vieux au lecteur. Il parle de son expérience comme d'un passé très lointain, ce qui fait penser que l'enfant a en quelque sorte, déjà " digéré " et accepté les manières de sa jolie rose.
Le Petit Prince se montre toujours très humble, il excuse sa bien-aimée, explique son comportement bizarre avec beaucoup de tendresse, sans lui donner de leçon de moral (d'ailleurs Saint-Exupéry n'en fait jamais) - en allant jusqu'à se renvoyer la faute à lui-même.
La rose, elle, n'arrive à s'excuser que lorsque le Petit Prince est décidé à partir.
Cette scène d'adieu est touchante car la rose a beaucoup de mal à avouer ce qu'elle ressent pour le Petit Prince. La fleur reconnaît ses fautes et s'excuse de son comportement qui a tant troublé le petit "homme".
Tout à coup, elle n'est plus la fleur faible et capricieuse mais elle devient plus tendre lui souhaitant courageusement bon voyage:
« Tâche d'être heureux. » (*10)
Elle lui dit avec une grande simplicité qu'elle n'a plus besoin du globe qui devait la protéger du vent et des bêtes - en fin de compte c'est bien la fonction de ses épines!
Voilà la raison de ce si merveilleux changement:
« Il faut bien que je supporte deux ou trois chenilles si je veux connaître les papillons. Il paraît que c'est tellement beau. » (*11)
Saint-Exupéry veut faire passer un message qui est, à mon avis, très important: pour découvrir quelque chose de beau et de nouveau il faut savoir souffrir un peu, s'engager pour une personne que l'on aime ou un objet désiré - se croire capable de choses merveilleuses.
Effectivement, le Petit Prince est très étonné par ce changement: la rose est tendre maintenant, alors qu'auparavant elle avait été si dure.
Ça n'en finit pas là, car la rose lui avoue son amour. Mais elle reste fière tout en souffrant déjà de cette séparation et lui dit doucement:
« Mais oui , je t´aime. » (...) « Tu n'en a rien su, par ma faute. Cela n'a aucune importance. Mais tu as été aussi sot que moi. » (*12)
Toute sa vanité n'a pas disparu - on a du mal à voir en quoi le Petit Prince, si naïf, aurait été sot. La rose commença à pleurer, mais seulement après avoir prié le Petit Prince de partir pour ne pas rendre cet adieu trop dur.
« C'était une fleur tellement orgueilleuse. » (*13)
Je pense que le lecteur doute facilement de l'amour de la rose. Elle semble avoir un besoin égoïste d'attention et, comme le Petit Prince était, dès le début, tombé sous son charme, elle en a tiré profit. Mais je ne crois pas que ce soit ainsi. L'attitude de la rose est due à une timidité profonde dont le Petit Prince ne s'aperçoit pas tout de suite. Il est trop jeune - trop naïf. Lui-même est si direct qu'il ne comprend pas comment et pourquoi les autres pourraient être « coincés » ou scrupuleux.
Saint-Exupéry a vécu une enfance au milieu de femmes extraordinaires d'après plusieurs biographies sur l'auteur. Sûrement, cela joue-t-il un rôle dans la façon dont il décrit la fleur: une forte personnalité qui est alliée à une grande douceur (même si cela ne paraît pas dès le début).
L'attitude de la rose fait découvrir au lecteur que pour aimer il faut savoir donner une part de soi-même, ne pas seulement se laisser combler d'amour et d'attention par l'autre. La séparation est douloureuse, mais elle aide la rose à se rendre compte de l'intensité de son amour pour le Petit Prince qui lui a tant donné, alors qu'elle lui avait seulement montré d'un air froid son grand besoin de protection.
Le Petit Prince se sentira toujours responsable de sa petite fleur, car il l'avait « apprivoisée ». C'est une notion très importante pour Antoine de Saint-Exupéry:
la responsabilité que l'on porte pour soi-même et pour les autres.
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